Entrevue au passé composé

Joseph Conrad Anatole Simard, est mon oncle, le frère de mon père, le Caporal Conrad Simard, qui est mort au champs d'honneur, pour sa patrie.  
Découvrir l'histoire de mon oncle fut pour moi une grande révélation. Bien que je connaissais son existence, c'est son histoire qui m'a le plus frappé. Je suis très fier de cet oncle et de l'accomplissement qu'il a fait de sa vie, bien qu'elle fut beaucoup trop courte.  Il a été le genre d'homme qui a fait ce qu'il devait faire pour lui-même et surtout pour ses proches; c'est un trait que j'admire. 
Le printemps dernier lorsque j'ai été frappé par la foudre Conrad, j'ai eu la chance d'apprendre à le connaître et depuis, je lui voue un très grand respect. En apprenant ce que fut sa vie, j'ai compris qu'il était un homme fort qui adorait sa famille et son milieu, et après avoir consulté son dossier, je peux dire sans hésitation qu'il s'est battu pour son pays et la démocratie, pour ses idées et ses valeurs, pour sa famille et ses amis à une époque où la guerre sévissait. Il était à n'en pas douter un bon vivant.  Voici donc ce qu'il aurait répondu aux questions d'une entrevue au passé composé.


 

De quel endroit es-tu originaire?
De St-Lambert, au Québec.


Quand es-tu né?

Le 30 août 1919.


Ton père a-t-il combattu dans la Première Guerre mondiale?
Non, il travaillait pour le Canadian Pacific Railways.


Et ta mère?
Ma mère était une femme au foyer.  


Quel a été ton premier emploi?
Mon premier emploi consistait à réparer des radios.


Qu'as-tu fait d'autre avant la guerre?
Je travaillais comme apprenti-boucher dans une épicerie.


Comment étaient tes parents et ta relation avec eux?
Nous avions une bonne relation, une bonne famille, nous étions tous bien disciplinés et on nous enseignait à discerner le bien et le mal.


Tes parents ont-ils pensé qu'aller à la guerre était une bonne ou une mauvaise chose?

Mes parents n'ont jamais su que j'allais partir à la guerre. À l'époque, dans les années 1930, il était beaucoup question de l'Europe, mais l'Europe était si loin que mes parents, mes amis et moi-même, nous ne nous y intéressions pas vraiment. Nous n'en parlions jamais à table le soir, en famille ou entre amis. C'était tout simplement quelque chose qui se passait dans un endroit lointain. Nous ne ressentions pas ici la préparation que menait l'Allemagne avant la guerre. 


Avant la guerre, était-il beaucoup question de l'Europe dans les journaux et à la radio? 

Dans ma jeunesse, au début de l'adolescence, et même jusqu'à l'âge de 18 ou 19 ans, je m'intéressais principalement au sport. J'accordais beaucoup d'attention aux sports, mais je lisais les manchettes et j'entendais parler de ce qu'il se passait en Europe. Pour autant que l'Europe était concernée, comme je l'ai dit plus tôt, c'était un endroit lointain et je ne m'y intéressais pas beaucoup.

 

Quelle était ton attitude et celle de tes amis à l'égard de la guerre imminente?
Comme d'habitude, nous n'en parlions pas, nous parlions de sport et de filles.


Dis-moi comment étaient les styles avant la guerre (la coiffure et les vêtements).
Les styles de coiffure privilégiaient « l'apparence cheveux gras ». Les hommes peignaient toujours leurs cheveux vers l'arrière et les graissaient surtout avec de l'huile d'olive. Les habits comportaient un pantalon qui allait en s'amincissant vers la cheville où il était aussi étroit que la cheville et une veste au dos plus large. Les chapeaux mous faisaient également fureur à l'époque. Nous relevions toujours notre col. 


Que faisais-tu pour te distraire avant la guerre?
Nous aimions surtout le baseball pendant l'été et le hockey l'hiver. Nous aimions aussi le cinéma et il y avait deux salles en ville. C'était toujours des « histoires de cow-boys et d'Indiens ». Nous adorions aller danser. Il y avait une salle de danse dans presque chaque quartier de la ville. Les gars et les filles s'y retrouvaient surtout le samedi soir qui était toujours la soirée importante dans mon temps. Au son de la musique, nous dansions le swing, les valses, le fox trot, etc.


Étais-tu fier du Canada?
Je n'y pensais vraiment pas beaucoup. Dans mon temps, je ne crois pas que les gens y pensaient beaucoup. Dans les années 1930 quand j'ai grandi, c'était durant la Dépression et au cours des années de la Dépression, tout le monde se préoccupait de survivre. Bien des gens n'avaient pas de travail et leur principal intérêt était de trouver un emploi et de gagner quelques dollars pour se nourrir et aider leurs familles. Quant à la camaraderie, elle dépendait beaucoup de l'endroit où vous habitiez.  Il existait toujours des rivalités urbaines entre nous. Nous étions plus fiers de notre quartier que d'être Canadiens.


Alors, tu t'es porté volontaire pour l'armée avant la guerre. Quel âge avais-tu? 
Je me suis enrôlé en mars 1941, à l'âge de 21 ans. Où j'habitais, il y avait un manège de l'autre côté de la rue. C'était un peloton de l'Artillerie royale canadienne. Plusieurs de mes amis voulaient y aller et nous passions notre temps aux abords du manège. Nous savions qu'ils allaient embaucher du personnel supplémentaire pour le camp. Nous y sommes restés et nous y sommes restés jusqu'à ce que finalement on nous donne un uniforme et nous envoie à Sorel. On nous payait un dollar par jour et on nous hébergeait. Je considérais que c'était comme un emploi et une occasion de faire un voyage et de passer des vacances d'été, compte tenu qu'àprès le camp d'entrainement de Sorel, suivi de celui de Farnham,  une formation à Nanaimo(BC) suivrait. C'était bien. 


Parle-moi de Nanaimo en Colombie-Britannique.
C'était toute une expérience, ma première fois loin de chez moi. J'y suis allé avec quelques copains et des gens que je ne connaissais pas. Nous sommes tous devenus de bon amis. Nous avions un sergent instructeur qui nous était assigné. Il m'a beaucoup aidé à devenir artilleur, en m'expliquant ce que je devais faire et comment m'y prendre.
Nous avons passé quelques semaines entre mai et juin 1943 à Nanaimo et pendant que nous y étions, la guerre sévissait de plus en plus.  La première semaine, nous nous sommes bien amusés et nous nous sommes familiarisés avec les environs. Nous obtenions notre laisser-passer pour la soirée et nous descendions à pied vers ces endroits, il y avait évidemment quelques filles par là.
C'est la deuxième semaine que le vrai plaisir a commencé.  Nanaimo était une base importante et il y avait beaucoup de munitions dans les entrepôts. On nous a confié la tâche d'insérer les fusées dans les obus pour les gros canons. Nous y avons travaillé jusqu'au milieu de la dernière semaine. Puis les gens du quartier général voulaient faire installer des canons à d'autre endroit près de là. Ils ont formé un groupe parmi les hommes avec lesquels je me trouvais et nous ont envoyés sur place. Nous avons installé le canon et nous l'avons pris en charge pendant quelques jours. Puis on m'a envoyé à la base de Kiska (Alaska) et on m'y a enseigné comment assembler un canon, le charger et faire feu.


À l'époque, as-tu pensé que tu aurais l'occasion de charger ce canon et de faire feu pour te défendre?
C'était l'idée. Étant donné que Nanaimo était un port et situé près d'une ville importante à l'époque, les autorités pensaient qu'elle serait une cible principale des Allemands si une attaque était en fait lancée sur la côte Ouest. Les Allemands, pensait-on, attaqueraient avec des sous-marins car Nanaimo était une des bases navale durant la Première Guerre mondiale et elle avait été entretenue jusqu'à mon séjour à cet endroit.


Parle-moi de la façon dont la tension au sujet de la guerre a monté. Comment les choses ont-elles changé quand tu as réalisé que  la guerre devenait inévitable pour toi?

À mon poste, je n'ai jamais imaginé que j'irais en Europe, en fait je n'y pensais même pas. J'étais plus intéressé par l'apprentissage de l'art d'être soldat et je ne pensais pas au reste. 


Écoutais-tu beaucoup la radio?
Oui, je l'écoutais pas mal, pas tellement les nouvelles, mais j'aimais écouter les sports. J'écoutais un peu de nouvelles mais de toute façon, je savais ce qui se passait. J'étais soldat et je voulais savoir dans quoi nous nous embarquions. 


Est-ce que la montée de la tension de la guerre t'a fait ressentir plus d'émotion pour ton travail?
Non, pas vraiment. Pour moi, c'était encore un emploi. Des gens arrivaient de tous les coins de la province du Québec pour s'enrôler dans l'armée et gagner une solde qui leur permettrait de nourrir leurs familles. La Dépression sévissait et il n'y avait pas de travail.


Quelle a été ta réaction lorsqu'on t'a assigné au Régiment de la Chaudière pour rejoindre l'Angleterre en guerre?
En vérité, je n'ai pas eu une réaction massive. Je m'y attendais et je me suis dit « Eh bien, je suis maintenant de la partie, aussi bien en tirer le meilleur parti ».


Comment tes parents ont-ils réagi?
Papa et maman aimaient bien que je sois dans l'armée mais pas en temps de guerre. En fait, lorsque je suis revenu d'Alaska, ils s'attendaient à ce que je rentre à la maison en débarquant du train. Je crois qu'ils pensaient que je rentrerais tout simplement à la maison, que j'enlèverais mon uniforme et voilà tout. Ils ne m'ont jamais dit qu'ils voulaient que j'arrête, mais je pense que c'était le cas.


Parle-moi des médias (les journaux, la radio, les slogans).
Les principaux moyens de communication étaient les journaux et la radio; il y avait aussi les affiches et même des slogans. « A slip of the lip will sink ships » (un mot soufflé, un navire coulé) ou « un mot de trop, un vaisseau de moins ». Tout était censé être très secret, personne ne devait parler des navires qui quittaient le port, de ceux qui y entraient, de ce qu'il s'y passait ou de quand les unités étaient embarquées. Tout était supposé être « ultra-secret ».
Alors que la guerre commençait, le ministère canadien de la Défense nationale a immédiatement constitué un service de relations publiques par le truchement duquel tous les héros de la Première Guerre mondiale sillonnaient le pays en évoquant l'expérience que représente l'engagement dans l'armée et le caractère agréable de la vie dans l'armée, etc. L'objectif visé était d'accroître le nombre de soldats, et c'est ce qu'ils ont fait. 


Dis-moi ce qu'il s'est passé quand tu es revenu au Québec.
A mon retour au Québec, j'ai été quelques semaines en permission, c'est à ce moment que j'ai rencontré ma fiancé.

 

Que pensait-elle du fait que tu participais à l'effort de guerre?
Je crois qu'elle l'avait accepté comme un fait établi qui prendrait fin un jour prochain et on n'y pensait pas tellement. Surtout qu'elle avait un frère dans l'armée.  Elle n'y a donc pas tellement pensé.


Pendant la guerre, quelle information véhiculaient les médias?
Ils évoquaient bien entendu nos victoires, mais aussi les pertes subies et les décès. Comme dans toute autre affaire, les faits sont soit atténués, soit exagérés. Lorsque les forces gagnaient, la radio et les journaux en faisaient toute une histoire. En cas de défaite importante, on pouvait ne pas en entendre parlé avant un mois.
Tout était très secret. Tu vois, ce que les Allemands faisaient était très secret, nous ne savions jamais ce qu'ils faisaient avant que cela ne soit révélé par des espions et autres, et c'était pareil dans les forces actives. En cas de problème, les pays alliés n'en avaient pas connaissance avant que ce ne soit terminé.


Où as-tu été affecté après cette permission?

On nous a tous placés dans l'infanterie. Nous avons été formés au maniement des armes d'infanterie et à toutes les tâches d'un soldat d'infanterie. On nous a ensuite envoyés sur un cours à la base de Sorel pour recevoir une « instruction de base ». Nous avons appris à tirer au fusil et à manier une grenade, à faire presque tout ce que faisait un soldat. L'instruction de base était une nouveauté pour nous, une expérience où nous nous y connaissions peu; cela nous a pris huit semaines. Puis, nous sommes allés à Farnham où nous avons reçu une « instruction avancée ». Nous avons appris à utiliser les mitrailleuses, à repérer un ennemi et à l'attaquer. Ce n'était pas tellement difficile, il s'agissait juste d'apprendre un métier différent.
À ce moment-là, mes amis et moi étions devenu impatients de partir outre-mer. Nous voulions voir ce qu'il en était. Nous voulions partir à la guerre et y prendre part. Nous n'avions aucune idée de la « réalité » de la guerre outre-mer.


Connaissais-tu quelqu'un qui était parti outre-mer avant toi?
Oui, je connaissais beaucoup d'hommes partis avant moi. Ils se sont battus avant moi. Bon nombre d'entre eux sont allés en Italie en décembre 1942; ils étaient les premiers Canadiens à se battre pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Je voulais partir avec eux. Lorsque des amis partaient, j'étais plutôt en colère contre l'armée parce que je voulais être avec eux, avec mes amis. Je ne voulais pas être avec des inconnus. Je savais que j'allais avoir des ennuis et je voulais mes amis près de moi. J'ai eu la chance d'être avec eux jusqu'à la fin.

L'invasion a eu lieu en juin 1944, et avant cela, nous avons arrêté quatre semaines plus tôt l'instruction avancée. On nous a envoyés par train à Halifax (Nouvelle-Écosse), puis embarqués sur un bateau pour l'Angleterre. Quelle expérience! Mon premier voyage sur un grand bateau. Le danger d'être coulé était toujours présent. J'avais un peu peur, mais je me sentais bien. Les soldats étaient tout au fond du bateau. C'était une grosse coque creuse composée de différents compartiments, chacun étant fermé hermétiquement le soir. Nous étions tous sur le pont dans la journée, mais le soir, nous allions sous le niveau du pont et étions enfermés dans ces compartiments. Si le navire avait été torpillé, nous aurions été tués et nous le savions tous. Le navire était divisé en compartiments de sorte que si une partie était touchée, elle se remplissait d'eau et le navire n'était pas détruit intégralement. Ça rendait affreusement claustrophobe! Chaque fois que je devais descendre là-dessous, je ne le voulais pas mais je le devais. C'était juste un bon entraînement en vue des batailles, je devais aller à un endroit où je savais que je pouvais me faire tuer, mais je devais y aller. L'atmosphère était très grave, je dormais vraiment beaucoup, je faisais mes prières et j'espérais m'en sortir. 


Où as-tu débarqué?
À Portland, en Angleterre. En juillet 1944.
En Angleterre, nous avons reçu du matériel tout neuf, avons fait quelques marches et sommes allés dans le nord de la France le 30 juillet 1944. Nous avions des tenues de combat antigaz que nous portions seulement lorsque nous pensions qu'une attaque au gaz était à craindre; nous avions besoin d'une protection pour notre visage et notre corps. Nous étions munis de fusils et de grenades que nous avions appris à utiliser, à nettoyer, etc. Nous subissions de lourdes pertes sur les plages de Normandie à cette époque-là.
Nous avons débarqué sur les quais construits pour nous et nous sommes allés au sommet d'une colline juste à côté de la plage. L'après-midi même de notre arrivée, j'ai levé la tête par hasard et j'ai vu deux avions tournant au-dessus de nous. En observant de plus près, j'ai remarqué que l'un était allemand et l'autre britannique; ils piquaient et se livraient un combat aérien. L'avion britannique a fini par abattre l'avion allemand. Je n'étais pas certain de ce que j'en pensais; après avoir vu tant de films où des scènes de ce genre se produisent, je ne pouvais pas en croire mes yeux. C'était étonnant à quel point cela semblait facile; ils volaient dans le ciel et subitement, voilà cet avion en train de tomber, laissant derrière lui un sillage de fumée. J'étais très content de pouvoir assister à cet événement, l'Allemand avait été abattu.
Le lendemain matin, on nous a rassemblés, embarqués dans des camions et emmenés dans une ville du nom de Caen. Elle avait été détruite par un bombardement, il ne restait rien qu'un tas de gravats. Nous avons traversé les deux côtés de la ville; avant de rejoindre une unité, il fallait aller dans deux endroits, l'échelon B et l'échelon A. L'échelon B était l'endroit où l'on récupérait son matériel et l'équipement nécessaire pour combattre. L'échelon A était celui où les hommes étaient répartis dans les unités qui avaient besoin des recrues, car des soldats mouraient dans chaque unité et il en fallait davantage. Un soldat n'était jamais envoyé seul dans une unité, mais toujours à deux. On vous attribuait toujours un camarade.
J'ai abouti dans un champ, l'endroit le plus proche d'où nous étions s'appelait Orne. Nous avons poursuivi notre chemin. Nous ne disposions pas de beaucoup de temps, des événements se produisaient autour de nous et nous devions continuer d'avancer. Si nous nous arrêtions trop longtemps dans quelque rassemblement que ce soit, nous aurions été repérés par des espions. Ils auraient vu que nous étions des soldats et auraient immédiatement demandé à l'artillerie de faire feu sur nous. Nous ne restions jamais en place trop longtemps à un même endroit.
Nous avons passé la nuit à Orne. Le lendemain matin, nous avons marché à destination de Falaise où une bataille avait eu lieu, mais lorsque nous y sommes arrivés, tout était fini.
La première fois que l'on m'a tiré dessus, eh bien, à la minute même où vous apparaissiez dans le champ de vision des Allemands, ils ouvraient le feu sur vous avec une mitrailleuse. Au moment même où vous entendiez le tir, vous touchiez la poussière, vous tombiez à terre. Dès que je touchais le sol, j'étais le genre d'homme à me creuser un petit renfoncement qui avait pour effet de baisser mon corps et de le soustraire à la vue de l'ennemi, si je le pouvais. C'est ce que nous faisions, nous restions allongés là jusqu'à ce que l'officier agite son bras, puis nous nous levions et filions comme le vent vers l'endroit qu'il nous indiquait. Quand nous y arrivions, nous regardions si nous pouvions tirer sur quelqu'un. La plupart du temps, lorsque nous arrivions là où l'officier nous avait ordonné de nous rendre, nous pouvions voir certains soldats ennemis marchant ou courant à travers le champ. J'essayais de leur tirer dessus dans la mesure du possible. Voilà en quoi consistait une bataille. J'éprouvais des réserves à leur tirer dessus, je n'aimais pas tuer quiconque, je ne pensais pas à tuer quelqu'un, je me disais souvent que si je pénétrais dans un bâtiment ou autre, j'aurais à le faire. Je n'aimais pas l'idée de tuer un être humain.
Dans le courant de la guerre, nous avons dû entrer dans des villes et villages et les nettoyer. Nous nous approchions d'abord sans bruit du bâtiment de ferme que l'on savait occupé par les Allemands, car nous vérifiions qu'il était bien occupé. Il y avait en règle générale des poches de soldats qui repéraient les Allemands dans ces bâtiments de ferme. Nous savions donc que nous y trouverions un peloton. Tout d'abord, nous nous approchions en silence d'une porte ou d'une fenêtre et lancions une grenade à l'intérieur. Dès que la grenade partait, nous commencions à arroser l'endroit de tir de mitrailleuse et de fusil. Lorsque nous avions dégagé cette partie du bâtiment, nous fouillions le reste du bâtiment en procédant de la même manière. Je n'ai jamais tué personne dans un bâtiment, parce qu'une fois que j'étais à l'intérieur, ils se rendaient. Je hurlais (inaudible), ce qui signifie « rendez-vous » en allemand; neuf fois sur dix, ils le faisaient.
C'était angoissant de nettoyer les lieux, je n'ai pas honte de dire que j'avais une peur bleue chaque fois que je le faisais. Mais, dans le cas contraire, on m'aurait taxé de lâche et c'est une étiquette que personne ne souhaite porter, alors je m'obligeais à y aller. C'était la raison pour laquelle nous étions des soldats au champ de bataille, nous pouvions nous obliger à y aller et quel que fut l'importance du danger couru, nous y allions de toute façon, et nous nous remettions à Dieu pour qu'il prenne soin de nous.


À ce moment, quel était la principale mission de ton peloton?

Il y avait ce qu'on appelait « les ports de la Manche » que les Anglais devaient faire libérer afin que les alliés puissent débarquer leurs troupes et leur ravitaillement sur le continent sans avoir à passer par la plage. Ils avaient besoin d'un port maritime comme terrain de débarquement du ravitaillement et tout ce qui s'ensuit. Nous avons donc fait demi-tour pour revenir vers la côte. La première ville que nous avons rejointe a été Calais située juste en face de Douvres en Angleterre. Nous avons attaqué Calais dans l'après-midi et avons couru à travers le champ de bataille sous les tirs des mitrailleuses. Nous avons couru jusqu'à trouver un endroit derrière lequel nous cacher et occuper une position de tir pour répliquer. Nous avons donc continué ainsi à traverser le champ à saute-mouton. Un bataillon d'infanterie se compose de trois pelotons, et nous avancions à saute-mouton. Une équipe disait, « je vais prendre cet angle-là » et l'autre répondait, « je prends le suivant », et ainsi de suite. Le premier était toujours le dernier, il y en avait toujours deux en réserve. Même les compagnies et les bataillons importants procédaient exactement pareil, seulement à une plus grande échelle. Lorsque je servais dans un peloton de la compagnie A, la compagnie B se trouvait juste à côté de nous et avançait exactement comme nous, toujours par petites étapes. Nous recevions le soutien de l'artillerie et de la force aérienne, ce qui nous a beaucoup aidé. Les avions Typhoon sont arrivés à point nommé lorsque nous sommes tombés sur une situation de laquelle nous ne pouvions nous sortir, ils lançaient des roquettes sur les Allemands, ce qui les chassait ou les dérangeait tellement que nous avions l'occasion de frapper. 
Nous avons nettoyé ces ports peu profonds que les alliés voulaient, puis nous avons remonté la côte vers le nord. Nous livrions bataille ici et là tout au long de la côte française et en Belgique; à ce moment-là, nous étions à l'automne 1944. Nous nous sommes arrêtés à Gand (Belgique), avons reçu notre équipement d'hiver, des sous-vêtements chauds, des bottes, des manteaux, etc. Nous avons marché de Gand au port d'Anvers où nous sommes arrivés quelques jours plus tard. Puis, on a entendu dire que l'équipe à laquelle j'appartenais allait atteindre Beek afin de consolider des positions près des frontières allemandes. Pour ce faire, ils utilisaient des lance-flammes et des embarcations à pagaies, et nous avons traversé ce jour-là. Nous n'avons pas suivi plus loin les Britanniques, nous sommes restés en arrière de l'autre côté du canal au cas où ils auraient besoin de battre en retraite. Lorsque les Britanniques ont consolidé une position, nous les avons suivi; c'était un endroit très boueux, détrempé et dévasté qui comptait quelques fermes dispersées.
Les canons côtiers qui défendaient le port d'Anvers étaient les installations les plus importantes. L'idée consistait à ouvrir le port afin de ravitailler plus rapidement les troupes qui se trouvaient déjà en Allemagne, car nous les ravitaillions depuis un point reculé en France. Nous y sommes allés et avons combattu pendant quelques semaines, une bataille vraiment terrible, mais le bon côté était que le terrain était si boueux, lorsque les obus tombaient au sol, seule de la boue volait, et pas tellement d'éclats. La plupart des soldats blessés l'ont été par balles.  Pendant ce temps, les troupes américaines avaient parachuté des hommes au coeur de l'Allemagne. Ils se sont posés à Arnhem (Allemagne) où ils se sont battus pendant très longtemps. Leur objectif était de s'emparer des ponts et d'occuper les Allemands pour permettre aux troupes britanniques d'arriver. Le général allemand était un homme assez intelligent, il savait ce qui se passait et il a ralenti les troupes britanniques qui n'ont pu arriver à temps, et les Allemands ont capturé un nombre énorme de prisonniers américains. 

 

Cette semaine-là, je sortais d'un fossé et allais sous le feu, je devais sauter pour retourner dans le fossé dont l'eau m'arrivait au cou et rester là, avançant lentement jusqu'à tomber sur quelqu'un qui me tirait dessus, lui demander de se rendre ou faire feu. Cela a duré deux semaines. Nous n'avons jamais dormi dans les tranchées, nous dormions dans des fermes la nuit. Nous étions très occupés mais pas toujours autant que les autres régiments dans l'armée. Une grande bataille a eu lieu, « la bataille de la chaussée », pour accéder à l'une des îles où se dressaient toutes les fortifications, quatre canons qui protégeaient le port d'Anvers.
La bataille a principalement consisté à faire sortir les troupes allemandes de ces ports afin que les alliés puissent draguer les chenaux menant aux ports pour faire entrer les grands navires et les décharger. Les ports sont toujours restés intacts, il avait fallu deux ou trois semaines pour les prendre mais une fois chose faite, nous avons commencé à recevoir des ravitaillements et c'est à ce moment-là que la guerre a tourné en notre faveur.


COMMENTAIRES SUPPLÉMENTAIRES
 

La population locale
Lorsque nous dormions dans une ferme, nous envoyions les gens à l'arrière de la ligne, où ils étaient en sécurité. Quand nous partions, nous les laissions revenir pour reprendre une vie normale.
 

Les alliés
Nous avons combattu sous le Union Jack. C'était notre drapeau à l'époque et nous faisions partie de l'Armée britannique. C'est du moins ce que je pensais. Les Britanniques estimaient que nous étions bon comme du bon pain.  Je trouvais que les Britanniques étaient bien et nous savions tous que les Américains brassaient de l'air. Les Britanniques étaient terre à terre, exactement comme nous.

 

 

 

 

Après la bataille de l’Escaut, les troupes canadiennes sont accueillies par des civils.

 

Propos recueillis par le Colonel Ernest Lapointe:  

La bataille de l'Escaut a été la plus dure, peut-être. Et il fallait que les troupes passent dans l'eau la nuit pour débusquer les Allemands au croisé des chemins. Puis les gars se battaient à l'eau puis ils voyaient leur copains mourir aussi. Et, c'était très dur. À ce moment-là, j'ai demandé au corps d'armée si on pouvait pas prendre, avoir un endroit où se reposer; la Division avait besoin d'repos. Ca faisait depuis, on était rendus au début de novembre, et sauf pour, à peu près 5 jours, on avait été, depuis le 6 juin, en contact continu avec l'ennemi. Alors j'ai demandé Anvers, puis ils m'ont dit, oh, une minute, non non. Pourquoi pas? Si vous allez à Anvers, votre Division va être criblée, parce que les filles n'ont jamais, n'ont pas été examinées là depuis longtemps. Non, non, vous voulez pas vous exposer à ça! Bon, j'ai dit, Bruxelles. Jamais de la vie. C'est le quartier général de Montgomery, puis si les troupes canadiennes sont saoûlées ou autrement, puis qu'il entend parler de ça, ça va nous nuire énormément. Bon, alors quel autre endroit? Il m'a dit, le nom m'échappe, c'est une petite ville. Ah, un nom en Belgique là, il me semble. En tous les cas, cette petite ville-là, ah oui! Oui, oui, ça va. Alors on a demandé au chef de police de la ville si on pouvait pas obtenir du cantonnement là pour la troupe. Et puis il dit: « Oui, on va vous organiser ça. » Puis il passait de maison en maison, est-ce que vous accepteriez un soldat canadien? Oui. Alors 15000 troupes au moins là, vous savez, qui cantonnaient individuellement dans les maisons. Puis une dame disait, oui, j'en accepterais un, puis, l'autre disait moi j'en prendrais deux, ah bien moi j'en prendrais deux moi. Alors on a réussi à établir tout le monde là pendant quelques jours vivant dans des draps propres avec une nourriture fraîche, du vin, puis une bonne compagnie. Et c'était, je n'sais pas si vous vous êtes assez jeune pour vous souvenir de la kermesse héroïque; vous savez ce dont je parle? Interviewer: Pas tout à fait. Bien, au moyen âge, la troupe rentrait dans des villes et puis saccageait le tout, et massacrait tout l'monde, pendait les bourgmestres, et ça réglait l'affaire. Mais le film de 1930 peut-être, racontait la kermesse héroïque où les femmes d'une de ces villes-là avaient dit aux bourgmestres et aux autres, «inquiétez-vous pas, nous, on va recevoir l'envahisseur ». Alors c'était la réception des envahisseurs par les femmes. Puis les bourgmestres n'ont pas été pendus. Alors je pense bien que c'était un peu la kermesse héroïque, y'avait pas d'hommes beaucoup qui restaient là. Et ça été vraiment remarquable et agréable. Et le souvenir que j'ai en particulier, c'est qu'un sergent-major de la prévôté qui quittait le 4e jour, après ça qu'on avait fixé qu'on devait s'rendre à Nimègue, le sergent de la prévôté qui monte sa motocyclette et qui avait dans son havresac sur le dos, une bouteille; le cou d'une bouteille qui sortait, et une miche de pain de l'autre côté. Et la bonne dame de lui dire à ce sergent-major, « Joey, you come back to see me, no? » Alors, c'était la kermesse héroïque. Je ne me souviens plus du nom de l'endroit, mais c'était splendide, ah ça va me revenir. Interviewer: Pas Liège, non? Non, non, c'est comment.... Interviewer: Gand? Gand, vous l'avez. C'est à Gand que ça se trouvait. Et les autorités nous avaient remis au quartier général une plaque qu'ils avaient gravée spécialement pour notre séjour-là avec la signature de tous les officiers du quartier général - plaque que j'ai éventuellement remise au musée de guerre ici.>